mercredi 29 avril 2015

« Vivre ensemble », est­-ce bien raisonnable ?

Le 27 janvier, alors que nous étions encore sous l’émotion de la cérémonie du 70e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, je déambulais dans les couloirs du Conseil de l’Europe, durant la session parlementaire (APCE), quand je me suis soudain arrêté devant le bureau d’un ami : un « Je suis Charlie » était accroché à l’entrée. J’ai poussé la porte pour dire bonjour et je lui ai suggéré discrètement d’y ajouter un « Je suis Juif » en-dessous.
"Je ne pense pas que ce soit approprié, m’a-t-il répondu.
— Ah oui ? Et pourquoi donc ?
— Parce que nous ne sommes pas Juifs.
— Dois-je comprendre que tu es Charlie ?
— Charlie, c’est la liberté d’expression.
— Je comprends parfaitement. Charlie, c’est la liberté d’expression. Juif, c’est la liberté d’existence".

J’ai aussitôt pris congé, l’air consterné. Les pensées se bousculaient dans ma tête. Comment était-il possible que, dans cette institution, construite sur les cendres des Juifs assassinés pendant la Shoah, l’on puisse avoir une réticence à afficher « Je suis Juif » ?

16 février, scandale : Roland Dumas exprime tout haut ce que d’autres pensent tout bas ; le pouvoir est sous l’influence de la juiverie car le Premier ministre a épousé une Juive. Ses enfants seront juifs, et peut-être même ses petits-enfants. On connait la chanson ; certains n’hésitent pas à faire porter le chapeau au journaliste JeanJacques Bourdin, qui a poussé son invité dans ses retranchements. Devait-il aller jusqu’au bout de la pensée de Roland Dumas ? That is the question. Mais, dans le fond, quel est le point commun entre ces deux expériences ?

Quand des adolescents de 15-17 ans s’ennuient à mourir pour aller perturber les morts « sans motivations antisémites », quel est le malaise de notre société que nous n’arrivons pas à combattre ? 

Les déclarations d’intentions de la part des pouvoirs publics sont essentielles mais évidemment insuffisantes. Car notre société doit changer. Depuis des décennies, cette société évolue sur une conception de la responsabilité collective : ses aléas sont forcément le résultat des politiques publiques et de l’action de la collectivité. Le chômage, la faute à la crise ou à la politique. La santé, la faute au médecin. Le bonheur, la faute à l’autre. Tout cela a entraîné notre vie à être, pour une large partie, prise en charge par la collectivité. Mais quid de la part individuelle ? Où est la responsabilité de chacun ?

Que veut dire le Grand Rabbin de France ‘Haïm Korsia lorsqu’il appelle à être « le gardien de son frère » ?

Voyons le récit biblique, fascinant. Lors du premier meurtre de notre histoire, D.ieu va questionner Caïn à propos du meurtre de son frère Abel. Mais, à notre grande surprise, Il lui pose une question un peu hors sujet. A priori, si D.ieu sait tout, Il sait qu’il l’a tué et il sait pourquoi. La démarche Divine serait alors de confirmer les motivations de Caïn et de lui faire connaître son châtiment. Mais D.ieu demande à Caïn « Où est ton frère ? » Et Caïn répond avec une fausse naïveté « Suis-je le gardien de mon frère ? »

Ici, la puissance de la Bible offre sa pleine résonance.

Le crime ne commence pas lorsque l’un tue l’autre ; il trouve sa source dès lors qu’on ne se considère plus comme le gardien de son frère. Garder son frère, c’est prendre soin de lui, de son bien-être, de sa santé, de son évolution, prendre de ses nouvelles.

Le contraire c’est y être indifférent, « Suis-je le gardien de mon frère ?, dit-il, pourquoi me demandes-tu des nouvelles de mon frère ? Je n’en sais rien, demande lui directement ». Cette attitude est précisément celle qui permet de commettre le crime. Le mal dont souffre notre société n’est pas uniquement l’antisémitisme mais aussi l’indifférence. L’effet Charlie a provoqué un soulèvement où des millions de Français ont cessé d’être indifférents car ils se sentaient gardiens de cette liberté d’expression.

La France se demandait « Et si demain, moi aussi, je ne pouvais plus dire ce que je voulais ! ». Alors nous avons connu le soulèvement populaire extraordinaire du 11 janvier. Qu’en est-il des Juifs ? Qui se sent le gardien des Juifs ? Qui a ce sentiment d’être concerné par ce qui arrive aux Juifs ? Sournoisement, l’indifférence règne sur une partie de la population. Certes, tous ces événements provoquent un climat délétère ; peut-être que si les Juifs en venaient à quitter massivement la France alors on se poserait la question de l’avenir de notre pays, ou du moins de l’image qu’il renvoie dans le monde libre. Mais qui se sent vraiment concerné par ce qui arrive aux Juifs ?

L’ancien Grand Rabbin du Commonwealth Jonathan Sacks a expliqué un jour la raison de l’échec du « vivre ensemble ». Il explique que nous avons imaginé un monde comme un grand hôtel où chacun vit dans sa chambre, où chacun fait ce qu’il veut, à la seule condition de ne pas gêner l’autre dans sa vie et de respecter les parties communes. Quel en est le résultat ? Le « vivre ensemble » n’est pas en recul ; il n’existe pas. Le respect de l’autre est une utopie, la tolérance est considérée comme un exploit. Les individus se replient de plus en plus sur eux-mêmes.

Comment imaginer l’attitude de M. Bourdin si Roland Dumas avait atténué la condamnation des assassins de Charlie Hebdo. Il aurait brandi le manquement aux valeurs de notre République, en soulignant le caractère scandaleux des propos, fidèle à son habitude lorsqu’il est choqué. Or, ce qu’on reproche finalement à ce journaliste, ce n’est pas de faire son travail, mais de ne pas l’avoir fait convenablement. Un journaliste n’est pas seulement une machine à enregistrer des réponses ; il véhicule aussi une conscience qui doit être au minimum républicaine. Ainsi, laisser un ancien ministre sous-entendre qu’il faut raison garder et que la lutte contre l’antisémitisme se déroule sous l’influence d’une Juive, c’est une véritable offense aux valeurs de la République. Cette conscience, M. Bourdin ne l’a pas eue. Il n’a pas été le gardien des Juifs autant qu’il l’aurait fait s’il s’agissait de protéger le métier de journaliste. Il n’a pas été le gardien de son frère.

Mon ami du Conseil de l’Europe se sent certainement aussi proche des Juifs que de la liberté d’expression. Néanmoins, pour lui, le sort des Juifs ne revient pas à chacun dans notre société ; il s’agit du combat d’une minorité qui doit, encore et toujours, se battre pour sa survie, se battre pour vivre en paix. En revanche, quand la liberté d’expression est menacée, on s’empresse d’afficher son engagement pour la protéger. Mon ami se sent le gardien de la liberté d’expression mais pas de la vie de son frère.

Défendre des causes n’est pas un engagement à temps partiel et ce n’est pas un spectacle d’intermittents ; c’est une conscience quotidienne et constante. Chaque jour nous devons renouveler notre vigilance pour permettre à l’autre de vivre convenablement, paisiblement, il a le droit d’en bénéficier et nous avons le devoir de le lui offrir. Si cette conscience avait été éveillée chez les adolescents de Sarre-Union, j’ose croire qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de saccager un cimetière, juif de surcroît.

Si la Torah nous explique que la cause du premier meurtre de l’Histoire est l’indifférence et l’irresponsabilité vis-à-vis de son frère, c’est justement parce qu’elle sait qu’il n’y a de vivre ensemble possible qu’à la condition d’éveiller la conscience des individus par rapport aux autres. Sans quoi le terme du « vivre ensemble » demeure un concept creux qui fait offense à son sens et qu’il vaudrait mieux ne plus jamais prononcer.

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